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30 ans de grand écart !

En novembre 1993, je montais pour la première fois sur scène. 3 mois d’affiche à Paris, sur la péniche de ‘’la mare au diable’’, qui dessinèrent un futur projet de vie.

Il s’agissait d’une série de sketches, bien avant que les comédies ne deviennent interchangeables. Bien avant que l’explosion d’internet et de la télévision modifie le rapport à la médiatisation (et au talent).


A l’époque, c’était une gageure, un défi personnel. Un Pari(s) fou.

Je venais de nulle part, aucune formation digne de ce nom (quelques obscurs ateliers et stages, quelques rencontres), peu de connaissance artistique, pratique ou logistique… Juste le désir chevillé au corps, la conviction intime que mon rapport au monde ne pouvait s’exprimer ailleurs que sur scène.

Seuls un ami à la mise en scène et une comédienne animée par un esprit de revanche ou de relance de carrière surent suivre cet auteur/comédien inconnu, sans expérience, ‘’généreux mais un tantinet maladroit’’ comme me qualifia Jean-Luc Jeener…Ils m’accompagnèrent dans cette aventure et je ne les en remercierai jamais assez, encore aujourd’hui.


30 ans plus tard, ces deux soutiens de poids sont partis sous d’autres cieux, d’autres projets de vie, écœuré pour l’un par le manque de reconnaissance du milieu, bousculée par une rencontre amoureuse pour l’autre. De mon côté, je suis toujours là, debout. Heureux.


Le succès d’estime de ce premier spectacle m’ouvrit quelques petites portes et la suite appartient à mon histoire.


Alors certes, il y en eut des coups de mou, des coups bas, des coups de bambous, des bons coups, des coupes franches, des sur-coûts... Mais ce sont évidemment les actes de foi que l’on retient prioritairement. Pas les actes comptables.


En 30 ans, le monde du théâtre a bien évolué. Le nombre de spectacles et d’artistes a suivi une courbe exponentielle. Le style a mué, pour nombres de textes contemporains. Certains fossés se sont creusés. Et si le théâtre incarne une république, à l’image de la société civile, le communautarisme y a pris le pouvoir. Il n’est pas question ici de race, de sexe ni de religion. Juste, il n’existe pas de ‘’grande famille du théâtre’’. Mais plein de petites familles. Des chapelles pour qui le Théâtre est un art sacré. Éternel débat entre le subventionné et le privé, certes mais ce constat va bien au-delà de ces seules frontières.

Certains auteurs de théâtre ou responsables artistiques creusent le même sillon d’année en année. Dans mon écriture, je m’évertue à me renouveler, à ne pas me répéter inlassablement. En 30 ans, j’aurais ainsi alterné l’humour, le drame, le texte choral, le monologue, le jeune public, la franche comédie, etc. 30 ans d’émotion. 30 ans de beauté, de déceptions, de ratages, de trahison, de guerre d’égos, d’humilité et d’arrogance. 30 ans de grandes joies et de petites misères (et vice versa). Si j’ai la sensation d’être resté fidèle à la même ligne, je peux en revanche être fier d’avoir défriché des univers très distincts, avec des registres de jeu opposés, me faisant passer de l’artillerie lourde à l’introspection la plus totale. Et c’est finalement la même règle que je m’applique en tant que comédien, que l’on pourrait résumer ainsi : Varier les plaisirs.


30 ans de grand écart, exactement !


En 1993, je bossais en parallèle dans l’événementiel, avec un salaire raisonnable. Mes maigres économies sont passées dans cette obsession théâtrale, qui ne m’a jamais quitté depuis. Et cette stratégie est restée. J’ai toujours plus ou moins payé pour créer. Non pas comme un patron, encore moins comme un véritable producteur, mais comme un moteur. Chaque projet est viscéral, et ne peut attendre l’argent des autres (subventions, résidences, salaires éventuels, co-producteurs) pour avoir le droit d’exister. Et je ne comprendrais jamais celles et ceux qui se définissent (à juste titre souvent) comme ‘’artiste’’ mais qui passent la moitié de leur temps si ce n’est plus, à faire des dossiers, à réclamer des sous aux institutions, à mettre de l’huile dans les rouages administratifs ou politiques... Mon métier est d’écrire, de jouer, de mettre en scène. Venez me voir sur un plateau, c’est là où je m’exprime le mieux.

Chaque artiste, chaque compagnie tisse son relationnel, fait fructifier son réseau, se développe dans sa niche, plus ou moins spacieuse et omnipotente. La diffusion de nos spectacles reste le nerf, non pas de la guerre, mais de son salut. L’équation est simple : Producteur, diffuseur, programmateur… Ce triumvirat qui fait la pluie et le beau temps, et qui n’existe que par l’entre-soi qu’il induit (d’où, trop souvent, des prises de risques et une envie de découverte réduites à leur strict minimum).

Il faut du temps pour se bâtir sa propre niche. Et pour l’artiste que je suis, à force d’être sur tous les terrains de jeux, je ne suis nulle part. Le bilan est implacable. Je n’appartiens à aucun réseau. Et les quelques lieux qui me connaissent ne garantissent aucune perspective.

. De nombreuses salles peuvent ainsi rester sourd au succès de ma comédie ‘’Family Circus’’ qui recevait pourtant des ovations à Avignon ou en tournée et qui n’aurait dépareillée en aucun cas - il suffit de voir les autres pièces à l’affiche - dans la programmation des dits théâtres.

. Un directeur d’un gros lieu dédié au comique préfère engager un comédien ‘’pilier’’ de son équipe plutôt qu’une pièce rapportée en qui il n’accorde qu’une confiance modérée (j’ai pourtant joué chez lui dans un succès de ces 2 dernières années) qu’il produisait (va comprendre!).

. Un théâtre ‘’ami’’ peut tout autant sélectionner une de mes pièces, m’en laisser produire la création et décider unilatéralement de ne pas respecter son engagement de programmation. Perte sèche personnelle de 4000 €, sans aucun recours.

Un autre exemple concret qui vient de m’affecter, avec une comédienne avec qui je collaborais depuis 2009, ou comment d’ami, on passe au statut d’ennemi. Devenue intermittente parce qu’elle en avait le talent évidemment, mais aussi parce que je fus le premier à lui faire confiance sur de gros projets et qu’elle n’avait encore aucun réseau pro, elle me réclame aujourd’hui la reconnaissance éternelle d’avoir donné de son énergie, temps et talent à mon service. Donné, vraiment ? Et elle me fait la leçon parce qu’elle n’est pas engagée sur la nouvelle production d’un texte qu’elle a déjà mis en scène par le passé (et dont la diffusion s’est arrêtée il y a 4 ans). Peut-être eut-il fallu qu’elle se renseigne sur ce nouveau projet, porté par des partenaires décisionnaires, et non par ma seule personne. Bref, elle qui n’a jamais investi le moindre euro dans un spectacle voudrait m’expliquer ma vie de producteur (je ne l’ai toujours été que par défaut) en me traitant d’opportuniste !! Mieux, des années auparavant, la même m’a lâché ou trahi à deux reprises. Et je lui avais pardonné. Ce n’est plus le cas. Cette femme fait juste partie des nombreux artistes de qualité (artistique à défaut d’humaine) qui ont jalonné mon parcours de 30 ans, et pour qui je me suis éreinté (parfois) et dépensé (trop souvent). L’éternelle fable de la paille et de la poutre… Elle vient de quitter le métier, trop petit ou injuste pour son incommensurable égo. La foi en soi et son art, seule juge de paix.

Cette brève énumération de cas particuliers n’est que factuelle, tout y est légitime. Personne ne doit rien à personne. On aime ou pas, on a envie ou pas, on fait confiance ou pas… C’est le jeu. Et on a le droit de ne pas s’en contenter, de se sentir blessé. Ou de s'en laver les mains...


Il faut reconnaître aussi qu’avec mon caractère solitaire et entier, je n’ai rien favorisé. Au-delà d’amitiés férocement compactes, soigner le relationnel n’est pas mon registre de prédilection. Euphémisme. Il est somme toute normal que certains se croient obliger de me renvoyer à mes maladresses. L’humain, quelle comédie !

Indépendant forcené, avec ma compagnie et son président, nous avons monté plus de 25 pièces, financées sans soutien (à deux exceptions près), payé les salaires, loué des salles, participé à une quinzaine de festival Off d’Avignon, révélé des comédiens, accordé notre confiance à des jeunes débutants, organisé notre propre festival… Et nous sommes respectés pour avoir justement toujours su respecter les autres, artistes en tête.


Je constate simplement qu’à force de faire constamment les choses par soi-même, en jouant la démultipliée, l’image renvoyée est celle de l’auto-suffisance. Puisque j’ai toujours un projet d’avance, sans doute ne suis-je pas ouvert à ceux des autres. Combien d'artistes avec qui ma compagnie a déjà travaillé, en les employant, en misant sur eux, m’auront proposé de jouer dans leurs propres productions ? Disons le net, ils se comptent sur les doigts des mains de Philippe Croizon (j’exagère, de pas beaucoup, mais j’exagère).


Aujourd’hui, grâce à l’acquisition d’un petit théâtre à Avignon avec des associés formidables, une autre facette du métier se présente.

J’avais déjà tout donné au Théâtre - ma République à moi -, qui me l’a rendu au centuple en terme de bonheur et d’intensité émotionnelle. Alors, après 30 ans de ce parcours riche et chaotique, ce dernier investissement me rend ruiné mais heureux.

Dans ce petit écrin avignonnais si justement nommé ‘’l’Optimist’’, vous trouverez au festival Off2024 une programmation éclectique d’enfer. Et deux de mes textes portés par une équipe artistique, des co-producteurs et des personnes inestimables et authentiques.


Et pourtant, voilà bien un endroit où le grand écart n’existe pas. Ne peut pas exister. Nous sommes en relations avec de nombreuses compagnies. Parce que nous savons précisément ce que représente l’engagement artistique et financier, nous leur devons un confort de travail et un accueil optimal. Les artistes qui nous font face sont notre miroir. Ils incarnent notre famille. Si petite, temporaire ou de circonstances soit elle, elle reste essentielle.

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